9 juillet 2025
Je lis un article de La Gazette de Lausanne, no 30 du dimanche 31 janvier 1932, p.2 colonne b, à la rubrique Courrier des arts.
Une «annonciation» démoniaque
Au nombre des chefs-d'œuvre de l'art français exposés en ce moment à Londres, une Annonciation provenant de l'église de Sainte-Madeleine d'Aix en Provence attire l'attention des archéologues et provoque leurs discussions. C'est que sous la première apparence d'un tableau de sainteté un examen plus complet révèle de nombreux traits d'irrévérence sinon, de blasphème. Dans son numéro du 21 janvier le Times a publié une reproduction de ce tableau et en a donné un commentaire auquel nous empruntons ce qui suit.
L'ange annonciateur est pourvu d'ailes de hibou; le rayon de lumière qui émane de Dieu le Père tombe, avant de parvenir à Marte, sur un singe accroupi sur un pilier; au lieu de colombes et d'alouettes ce sont des chauves-souris qui volètent le long des nervures; des diables cornus guettent d'entre les arches du triforium ; dans un vase posé à terre devant Marie sont trempés, avec un lis, trois tiges de plantes vénéneuses, basilic, belladone et digitale; enfin pour donner la bénédiction, la main de Dieu ne se conforme pas au geste traditionnel mais montre le pouce engagé entre le médius et l'annulaire de manière à figurer l'obscène Hacer Figa des Espagnols, geste par lequel, au dire des démonologistes du moyen âge, Satan ouvrait le sabbat.
L'auteur de ce tableau impie restera probablement toujours inconnu, mais on peut lui attribuer des accointances avec certains prélats de l'entourage des papes d'Avignon qui auraient été condamnés pour célébration de messes noires et autres parodies des cérémonies du culte.
Aujourd'hui, il est assez facile de trouver une reproduction de cette oeuvre qui se trouve dans l'église de la Madeleine d'Aix, semble-t-il, parce qu'à l'origine il était à la cathédrale, puis il a été déplacé plusieurs fois, mais peu importe pour l'instant.
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Il s'agit ici de la reconstitution du triptyque dont les panneaux ont été dispersés puis retrouvés.
Le tableau de l'annonciation dont il est question dans l'article de la Gazette de Lausanne de 1932 et le panneau central:
Contrairement à l'affirmation de l'article l'auteur et la provenance du tableau sont aujourd'hui bien connus. Après des attributions fantaisistes, il est communément admis que l'auteur est Barthélémy d'Eyck.
Sa provenance par contre ne fait aucun doute, il est commandé en 1442 et livré pour l'annonciation de 1444 ou 1445 (problème des styles de calendrier).
Donc l'idée de le faire remonter à des prélats impies proche des papes d'Avignon (cumulant ainsi une double infamie) est une fake-new. Les papes romains d'Avignon par Grégoire XI sont partis en 1378, les papes concurrents d'Avignon par Benoìt XII quittent la ville en 1403, et la lignée s'éteint publiquement par la renonciation de Clément VIII en 1429, et le procès des dissidents s'achève en 1467.
Reste à vérifier que les blasphèmes ou au moins les irrévérences décrites dans l'article de La Gazette de Lausanne ne soit pas des inventions également.
Pour un site de voyage ces éléments "bizarres" sont une vengeance du peintre chichement payé, il dit s'imspiré du Guide la Provence mystérieuse de Jean-Paul Clébert. J'ai dans la bibliothèque de l'Institut de pontifictionnologie cet ouvrage paru sous la direction de René Alleau, chez Claude Tchou, 1976, qui cite un commentaire d'Emile Henriot, qui semble bien être la source du commentaire publié dans la Gazette:
On dit qu'ayant à se venger du donateur qui le lui commanda à un prix inférieur à celui promis, il (le peintre) y mit un certain diabolisme : l'expression des figures est étrange pour un tableau de sainteté; les ailes de l'ange annonciateur sont en plumes de chouette, oiseau de malheur; le geste du Seigneur bénissant n'est pas liturgique, et ce pouce ramené entre l'index et le médius a quelque chose d'obscène... On voit voler des chauves-souris entre les piliers; enfin, les fleurs qui sont réunies dans un vase à côté de Marie passaient pour maléfiques au Moyen Age : ce sont des digitales, de la belladone et du basilic.
Emile Henriot, Le Diable à l'Hôtel, Paris, 1920
Le Guide de la France mystérieuse paru sous la direction de René Alleau chez Claude Tchou, 1964 tient en résumé le même propos et étendant la citation d'Henriot.
Examinons donc chacun des détails de l'article de la Gazette de Lausanne.
1. Les ailes de hibou de l'ange
2. Le petit singe accroupi sur pilier
3. Les chauves-souris qui volètent le long des nervures
4. Des diables cornus qui guettent d'entre les arches du triforium
5. Trois plantes vénéneuses basilic, belladone et digitale
6. Dieu le père qui fait la figue
Le geste de la figue consiste à placer le pouce entre l'index et le majeur, or ici le pouce est placé entre l'annulaire et le majeur, donc rien à voir. Sauf que dans le Guide de la Provence mystérieuse, la citation de Henriot persiste à y voir l'index et le médius.
Donc pas grand chose de vraiment blasphématoire dans ses détails
La lecture proposée par May, conclue que bien loin de trahir une pensée hétérodoxe ces divers symboles relèvent plutôt de la plus saine mariologie du XVème. C'est à dire une perspective dominicaine.
Jérémie
Un dernier élément nous intéresse tout particulièrement et mérite une enquête, c'est le portrait du prophète Jérémie en cardinal ou en pape.
L'article de May, cité plus haut, justifie la présence de Jérémie à cause de "Avant que je t'eusse formé dans le ventre de ta mère, je te connaissais..." (Jérémie, I, 5) comme caution.
Il explique que le cardinal Guillaume Fillastre, archevêque titulaire d'Aix, résidant à Rome, avait confié la province à Edmond Nicolaï qui était dominicain (que le site de référence sur la hiérarchie catholique nomme Avignone Nicolaï. Ce que j'ai pu vérifier comme conforme à l'histoire de Joseph Hyacinthe Albanès.)
Guillaume Fillastre est bien connu des historiens du Gransd Schisme. Il commence par suivre Benoît XIII dans son obédience en plaidant contre la soustraction d'obédience en 1406 Participe en 1409 au concile de Pise, est élevé à la dignité de cardinal par Jean XXIII en 1411 et nommé à Aix en 1413, il est l'un des premiers pourtant à réclamer à Constance la renonciation des papes rivaux, et son journal du concile est une source importante. Il va être dans les bons papiers de Martin V qui le nomme légat en France. et surtout en 1420 archevêque d'Aix, dont il n'avait pas pris possession à la première nomination, Un grand bonhomme. Egalement connu comme traducteur et géographe, il a introduit en France les ouvrages de Ptolémée est particulièrement vénéé à Reims.
Je me suis amusé à affirmer que le portrait du prophète Jérémie pourrait représenter le cardinal Guillaume Fillatre. Mais je n'aurais rien contre le fait qu'il pourrait s'agir du roi René d'Anjou qui prêta serment dans les mains d'Avignon Nicolaï le 29 décembre 1437 comme chanoine à Saint-Sauveur, selon Albanès cité ci-dessus.
Voilà mon premier questionnement, il ne s'agit donc pas d'un blasphème de sataniste avignonnais, mais simplement une élaboration d'une théologie mariale dominicaine.
Je vais commander un livre qui semble-t-il a fait toute cette enquête de manière approfondie.
Christian Heck, Le Retable de l’Annonciation d’Aix. Récit, prophétie et accomplissement dans l’art de la fin du Moyen Âge, Dijon (Éditions Faton) 2023, 208 p., 100 ill., ISBN 978-2-87844-340-0.
11 juillet 2025
J'ai enfin eu la possibilité de feuilleter l'ouvrage de Christian Heck dont la lecture éclaire l'interprétation de ce tableau de manière qui n'a absolument rien à voir avec l'interprétation maléfique. J'y reviendrai en proposant une nouvelle interprétation des 6 éléments signalés.
Je me suis penché avant tout sur l'identification du panneau de gauche qui n'a été retrouvé que très tardivement.
Les musées royaux des Beaux-Arts de la Belgique ont acheté ce panneau à Paris en mars 1923, il était intitulé Portrait présumé du roi René en chanoine de Saint-Victor. Puis, peu après Bruxelles prête ce panneau à Paris pour une exposition du triptyque recomposé où le personnage prend sa place comme prophète Jérémie et permet par effet de symétrie d'identifier le fragment de gauche comme Isaïe.
Exit donc mon envie d'identifier en Jérémie, le cardinal Guillaume Fillatre.
Reste à vérifier: le roi René porte-t-il bien un costume de chanoine de Saint-Victor et que ceux-ci sont habillés en rouge, comme les cardinaux depuis 1245 sous Innocent IV.
14 juillet 2025
- Les chanoines de Saint-Victor nous sont connus par le chapitre VII de Pantagruel qui dresse le répertoire des prétendus livres de sa bibliothèque, 42 dans la première édition et 139 dans l'édition de 1542. Mon ouvrage préféré est
Questio subtillissima, utrum Chimera, in vacuo bombinans, possit comedere secundas intentiones, et fuit debatuta per decem hebdomadas in concilio Constantiensi de 1533.
Marforii Bacalarii cubantis Rome, de pelendis mascarendisque Cardinalium mulis de 1537.
J'ai perdu une partie de ma journée à relire les commentaires de Rabelais.
- Mais puisqu'il s'agit du roi René, il faudrait plutôt nous tourner vers l'abbaye de Saint-Victor qui était à Marseille.
Son chanoine le plus connu est devenu le pape Urbain V. qui d'ailleurs s'y arrêta avec toute la cour à son départ pour Rome en 1367. Et Benoît XIII s'y est réfugié en 1404 et 1407 transformant l'abbaye en véritable siège de la cour pontificale.
Je remarque en passant que Urbain V qui a été chanoine de Saint-Victor n'a jamais été cardinal et a été élu alors qu'il était simple prêtre. Il est le seul pontife ayant siégé à Avignon qui ait été saint. Béatifié sous Pie IX. Je vais donc me rendre à l'Institut de pontifctionnologie, Bibliothèque des papocryphes, Section des anth(ipap)ologies, pour me documenter sur Urbain V et Saint-Victor. Sujet qui est resté à l'écart de mes recherches au contraire de ce qui concernte Benoît XIII.
15 juillet 2025
Yves Chiron, Urbain V le bienheureux, 1310-2010, 7ème centenaire de la naissance de l'avant-dernier pape d'Avignon, Versailles, Via Romana, 2010.
J'y apprends: Vers 1328 le jeune juriste Grimoard entre comme novice au prieuré Saint-Sauveur près de Chirac, prieuré dépendant de l'abbaye Saint-Victor de Marseille. De nombreux parents ont été liés à la congrégation victorine (p.40) dont un grand oncle qui en fut abbé.
L'église de ce prieuré a été consacrée par Urbain II, juste avant le lancement de la croisade en 1095. Le bourg prendra le nom de "Le Monastier". On est dans une prieuré bénédictin (p.41). Et la règle de St-Benoît s'applique. (p.42).
(A ce moment de ma lecture, je suis un peu troublé, puisque j'imaginais Saint-Victor comme une congrégation de chanoines. Un petit coup d'oeil sur wikipedia montre que la règle a été introduite en 977 ce qui a permis un renouveau de l'abbaye.)
A la fin de son noviciat Guillaume de Grimoard est envoyé à Saint-Victor (p.46), et l'auteur précise qu'il ne faut pas confondre avec la congrégation Saint-Victor de Paris. Le registre de la bibliothèque de Saint-Victor en 1374 compte 552 volumes, qui a bénéficié des largesses d'Urbain V (p.51). C'est là qu'étudie le futur pape qui fait sa profession religieuse en 1328. Il part faire une formation de canoniste. Ordonné prêtre en 1334 au prieuré de Chirac. Il est docteur ès décrets en 1342, en tant que clunisien, parce qu'il était bénéficiaire du prieurl de Donzy, probablement accordé par Clément VI a son avénement en 1340. (p.58). Il reçoit sa licence d'enseigner partout. Enseigne mais gagne sa vie comme arbitre et expert. La peste l'obligera à se mettre à l'abri (p.61). Six cardinaux mourront à Avignon entre 1348 et 1349.
(Je rappelle que la grande peste de 1346 éclata durant le siège de Caffa en Crimée comme guerre biologique par les Mongols puisqu'ils jettent les corps de leurs soldats pestiférés par dessus les murailles de la ville. Caffa devint Kefe sous les Ottomans dès 1475. Caffa était le nom de la colonie génoise, dans Théodosie, dès 1281, dont tous les grecs seront déporté par Catherine II en 1778. Soviétique puis Ukrainien depuis 1954, occupé par les russes depuis 2014. Lors de la perte de Caffa la route de la soie sera coupée et les européens trouveront de nouveaux chemins en passant le cap de Bonne-Espérance dès 1488. Comme dit wikipedia "entre un quart et un tiers de la population a été décimée" suite à la peste répandue depuis le siège de Caffa. Aujourd'hui la ville a retrouvé le nom de Feodossia.)
Il est professeur à Paris et Avignon, abbé de Saint-Gernain d'Auxerre dès 1352. (p.70), nommé par Clément VI puis appelé à la cour pontifcale et chargé de mission diplomatique.(p.77).
En 1354, Innocent VI l'envoie à Rome dans une délicate mission de régler une affaire chez les chanoines de St-Pierre, détournement d'offrande et "d'autres abus", à cette occasion il découvre Rome, (p.83) et sa désolation.
Nouvelle épidémie de paeste en 1361 qui tue encore neuf cardinaux.
Pour renforcer le prestige de Guillaume de Grimoard à cette époque, Innocent VI le nomne abbé de Saint-Victor (p.92). Nous y voilà.
Enfin il est envoyé en nouvelle mission à Naples. C'est pendant cette mission qu'il apprend la mort d'Innocent VI, alors qu'il rencontre la reine Jeanne. N'oublions pas que c'est elle qui avait fini par vendre Avignon au pape Clément VI en 1348 alors qu'ils y étaient installés depuis 1309.
Au conclave le frère de cet avant-dernier pape fut élu au premier tour mais déclina l'offre. (p.97). Après blocage, on élit Grimoard comme Urbain V, comme le bénédictin Pierre qui devint Célestin V en 1294, ou l'archevêque de Bordeaux, Bertrand de Got qui devint Clément V et plus tard de sinistre mémoire Urbain VI...
Il s'est passé trente jours avant qu'il ne rentre d'Italie, discrètement pour que personne ne soit tenté de l'y retenir. Il navigua de Naples à Saint-Victor, d'où il fit savoir son acceptation. Anciens abbés papes avant lui avaient été Benoit XII, cistercien et Clément VI, bénédictin. (p.98)
Donc flûte et reflûte, Saint-Victor de Marseille n'avait pas de chanoines. Et notre bénédictin de pape continua de porter habituellement son habit noir de moine. Un dernière anecdote: lors de son séjour avec toute la cour à Saint-Victor en 1367 sur la route du retour à Rome, il nomma un cardinal et à ceux qui se sont plaints, Urbain V déclara: "Attention je peux tirer du fond de mon capuce autant de cardinaux qu'il compte de poil." (p.240).
Enfin Urbain V après avoir fait retour à Avignon après trois années romaines, il mourut, ses funérailles furent les dernières d'un pape dans cette ville et sa dépouille transférée à Saint-Victor, l'année suivante, où sa tombe devient un lieu de dévotion. (p.296). Clément VII initia son procès en canonisation.
17 juillet
(A la fin de cette lecture, je suis allé me replonger dans quelques uns des ouvrages cité en bibliographie: Favier est assez cruel avec ce pape décrit comme scrupuleux, et met sa béatification de 1870 sur le compte d'une réplique à la mainmise italienne sur la ville de Rome; Levillain, Paravicini, Palhadile, Renouard etc.. Et puis quelques autres...
Il y a plusieurs versions de l'anecdote d'une supplique qui lui est adressée à la veille de son retour à Rome.
1. Mais, parlant devant Urbain V, l'envoyé du roi de France, Ancel Choquart, avait commencé sa harangue par ce saisissant dialogue: "Quo vadis, domine? - Je retourne à Rome. - Pour y être de nouveau crucifié!" (Daniel-Rops 1955, p.17)
2. "Seigneur, où allez-vous, disait le fils. - A Rome, répondait le père. - Pour vous faire crucifier", concluait le fils qui lui remontrait ensuite respectueusement les périls à courir. (Mollat 1965 10, p.261)
3. "Seigneur, où allez-vous? interroge le fils auquel le père répond: Je viens à Rome. - Pour vous faire crucifier une seconde fois?" réplique le fils. (Palhadile 1974, p.228)
4. A l'Apôtre qui quittait Rome par crainte de la persécution et qui voyait le Christ se dresser devant lui, Jésus aurait dit qu'il allait à Rome à sa place, "pour être crucifié une deuxième fois", propos cinglant qui aurait obligé saint Pierre à rebrousser chemin. Bien entendu, on retourne l'anecdote: c'est le roi de France qui dissuade le pape d'aller à Rome se faire crucifier. (Favier 2006, p.530)
Après cette longue parenthèse, il nous faudra bien revenir aux chanoines de St-Victor de Paris, mais alors pourquoi le roi René, peint en Jérémie, en aurait-il porté le costume? Rouge en l'occurrence.